Dernière modification le
Elisabeth Margue: "Il faut éviter les surveillances généralisées"
Interview : Paperjam.lu (Marc Fassone)
Paperjam : Quel regard portez-vous sur votre première année à la tête du ministère de la Justice ?
Elisabeth Margue : "Cela a été une année très dense durant laquelle j'ai appris à connaître mes interlocuteurs. Et il y’en a beaucoup qui sont liés d'une façon ou d'une autre au ministère, que ce soit les magistrats, les avocats, les notaires, les policiers et les associations. Après, il a fallu boucler les dossiers déjà en cours. Tout cela ne m'a pas empêché de lancer deux premiers projets que je considère comme prioritaires : un projet de loi 8433 qui révise les conditions d'accès à la magistrature et le projet de loi 8418 destiné à moderniser le droit pénal et qui nous a permis de clarifier les dispositions liées à la mendicité simple. Le projet de loi 8418 est la première étape d'une modernisation d'ensemble du Code pénal qui nous a permis de clarifier les dispositions par rapport à la mendicité simple. Il régnait depuis15 ans une incertitude qui a fait l'objet de beaucoup de débats, mais jamais de projets de 10i... Lorsque le texte sera voté, la mendicité simple disparaîtra tandis que la définition de la mendicité agressive sera modernisée. Les anciennes dispositions pénalisaient quelqu'un rien que par le fait qu'il habitait sur la rue. Désormais, l'acte sera le critère d'incrimination. Le projet de loi 8433 déposé le 2 août dernier veut faciliter le recrutement des magistrats. Actuellement, nous recrutons essentiellement auprès du barreau. Nous essayons de nous ouvrir à d'autres profils notamment aux juristes d'entreprises qui pourront postuler à ces carrières. C'est un texte très important dans un contexte de pénurie de magistrats, pénurie qui explique pour partie une certaine lenteur judiciaire.
Paperjam : La carrière de magistrats suscite-t-elle suffisamment de vocations pour que la pénurie dont vous parlez soit résorbée ?
Elisabeth Margue : "Nous avons reçu cette année 35 candidatures qui ont débouché sur 30 recrutements. C'est quasiment le double par rapport à ces dernières années. Cela me fait dire qu'il y a un intérêt pour ces carrières. Mais même si nous élargissons le pool de personnes susceptibles de postuler, sachant qu'il faut être luxembourgeois pour le faire, la concurrence restera rude. Les juristes sont recherchés partout. Mais je pense que nous attirerons suffisamment de candidats. Le métier de magistrats est très intéressant. Nous avons également fait des efforts très importants par rapport à ce qui avait été fait les années précédentes pour recruter du personnel administratif.
Paperjam : Vous avez déclaré le 22 octobre dernier lors de l'événement du Paperjam Business Club `Empowering Legal Leaders : Navigating risks and seizing new opportunities' qu'il y avait la nécessité de restaurer la confiance de la population dans la justice ? Quelle vision ont les Luxembourgeois de leur justice ?
Elisabeth Margue : "Il est important que les citoyens aient confiance dans la justice. Legrand problème - même si lorsque l'on compare avec ce qui se passe à l'étranger, nous ne sommes pas si mauvais -, c'est la longueur des procédures, notamment en matière administrative et en matière pénale. Notre objectif est d'avoir un système dans lequel les affaires soient traitées rapidement et efficacement. Je ne dis pas que ce n'est pas le cas, mais nous voulons faire encore mieux. C'est pour cela qu'il faut mener des réflexions sur les moyens à donner à la justice et sur la simplification des procédures.
Il est important que les citoyens aient accès à une justice efficace qui défende et restaure leurs droits. La justice est un des piliers de notre état de droit. C'est le Gatekeeer des droits fondamentaux. Il est important d'avoir une justice forte et indépendante qui puisse accomplir son rôle sereinement.
Paperjam : Quels sont vos grands chantiers pour arriver à la justice forte, indépendante et sereine que vous appelez de vos voeux ?
Elisabeth Margue : "Il y a pas mal de choses à faire. Il faut écouter les demandes des juridictions qui veulent plus de moyens et plus de locaux. Et ce point n'est pas évident vu l'emplacement des juridictions depouvoir s'agrandir. Le ministère travaille également avec les juridictions pour revoir certains aspects de la procédure pénale afin de permettre aux magistrats de travailler de façon la plus efficace possible. Cette collaboration est très bonne.
Nous avons parlé du recrutement. Il y a un autre chantier d'importance qui est la digitalisation de la magistrature. Le projet Paperless Justice est une de mes priorités et je dois constater que l'on avance très lentement. Nous avons essayé de digitaliser certaines procédures, mais nous ne sommes pas vraiment allés jusqu'au bout de la démarche. Par exemple, pour déposer un référé, la forme est digitalisée, mais le recours sur le fonds doit toujours être déposé en format papier. Ce qui relativise l'utilité de faire un pourvoi en ligne. Actuellement, nous numérisons les procédures une par une et on constate que l'utilité est parfois limitée. Je pense que pour numériser en profondeur, c'est sur lafaçon de travailler des magistrats qu'il faut faire porter l'effort. Et il faut tenir compte du travail de la police qui travaille sur la refonte de son système tout comme nous. À un moment donné, il va falloir interconnecter tout cela.
Le projet Paperless Justice sera un chantier de longue haleine.
D'autres chantiers me semblent également prioritaires : la protection de la jeunesse, la lutte contre les violences sexuelles, les règles relatives à la filiation et à l'adoption et la modernisation du droit des sociétés.
Paperjam : Une critique que l'on entend souvent, c'est que dans la lutte face à la lutte contre la criminalité, qu'elle soit organisée ou pas, la justice serait beaucoup plus laxiste que la police. Comment vous positionnez-vous par rapport à cette accusation ?
Elisabeth Margue : "La justice a l'opportunité des poursuites. Ce qui veut dire que c'est elle qui définit ses priorités en fonction de ses moyens, limités. Si elle avait des moyens illimités, elle pourrait poursuivre chaque personne qui brûle un feu rouge... Nous voulons lui donner plus de moyens, notamment humains, face à la criminalité organisée et la criminalité économique. Après, je ne commente pas les cas qui sont devant les juridictions. Ce n'est pas mon rôle vu la séparation des pouvoirs. J'ai entièrement confiance dans le travail des magistrats.
Paperjam : Puisque nous parlons de moyens, la Police en demande davantage pour lutter plus efficacement contre la criminalité organisée et le trafic de drogue. Notamment des moyens procéduraux. Est-ce que des discussions ont lieu en ce moment sur ce point entre les deux ministères ?
Elisabeth Margue : "Oui. J'ai reçu une demande en ce sens il y a quelques semaines et j'ai demandé aux services de la Police de me lister par écrit leurs différentes demandes. C'est une discussion globale qu'il faudra mener tant sur les moyens du parquet et de la police qu'au niveau international. La lutte contre la criminalité passe aussi par une coopération judiciaire internationale. Sur le terrain, les affaires sont rarement luembourgo-luxembourgeoises. Il y a quasiment toujours un élément d'extranéité.
Et je constate que par rapport aux pays voisins, nous n'avons pas les mêmes moyens. Notamment en matière de surveillance des communications et de saisie de documents qui sont sur des dispositifs portables téléphones ou tablettes par exemple. Sur le principe, je suis d'accord pour donner plus de moyens à la Police.
Mais il y a des équilibres à respecter. Il faut éviter des surveillances généralisées et cibler les infractions qui nous intéressent. Si nous voulons viser la criminalité organisée, alors il faut aussi viser les types d'infractions intrinsèquement liés à ce type de délinquance.
Paperjam : Le 26 septembre dernier, la Cour de Justice de l'Union européenne a rendu dans l'affaire C-2132/23 un arrêt préjudiciel relatif au secret professionnel de l'avocat. Arrêt qui réaffirme que la consultation juridique d'un avocat en matière de droit des sociétés rentre dans le champ de la protection renforcée des échanges entre les avocats et leurs clients accordée par le droit de l'Union et est opposable à l'administration fiscale. Quels enseignements tirez-vous de cette affaire et quelles seront les retombées ?
Elisabeth Margue : "Nous avons clairement dit dans l'accord de coalition que nous sommes pour un secret professionnel efficace. Savoir que l'on peut échanger de manière confidentielle avec son avocat pour qu'il soit en mesure de bien vous défendre est une garantie essentielle. Les avocats ont pu constater ces dernières années une certaine évolution qui visait à remettre en question l'étendue de ce secret.
C'est d'ailleurs pour cela qu'ils avaient saisi la CJUE. Tout en parallèle en élaborant une proposition de loi encadrant le secret professionnel. Projet qu'ils m'ont soumis en mai. Nous avons convenu alors d'attendre l'arrêt. Une fois la décision est tombée, il fallait réagir. J'ai lancé un groupe de travail impliquant les différents barreaux du pays et la magistrature pour voir comment bien encadrer ce secret professionnel. Je pense qu'il faut un secret qui soit aussi large que possible tout en permettant, et c'est le revers de la médaille, aux juridictions aussi de faire leur travail. Comment ? Je laisse le groupe de travail réfléchir à cela.
Paperjam : Profession de justice toujours, le gouvernement veut moderniser la profession de notaire. Quelles sont les grandes lignes de ce projet et où en êtes-vous ?
Elisabeth Margue : "Nous procédons à des échanges constants avec la Chambre des notaires dont la principale revendication est de permettre l'association entre notaires comme dans une société d'avocats.
Mais ces travaux sont quelque peu en suspens sachant que l'activité des notaires a quelque peu diminué à cause de la crise de l'immobilier. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle mon prédécesseur avait convenu avec la Chambre des notaires de ne pas augmenter le nombre de notaires. Nous avons repris le dossier et nous avons mené les premiers échanges avec la Chambre des notaires et l'association des candidats notaires.
J'aimerais arriver à un consensus parce qu'il y a des vues un peu différentes entre qui peut s'associer avec qui, ce que cela implique pour la liste des rangs, qu'est-ce qui se passe si une association ne fonctionne pas et qu'il faille la rompre. Ce sont des sujets sur lesquels il y a des discussions et sur lesquels il faut se mettre d'accord. Et je voudrais avoir un consensus le plus large possible entre les différentes associations parce que les vues ne sont pas toujours les mêmes entre ceux qui sont notaires et ceux qui aspirent à le devenir. L'objectif est de pouvoir déposer un projet de loi rapidement."